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Pourquoi tant de suicides chez les agriculteurs ?

Pierre Chaudat Maitre de conférences IAE Clermont Auvergne - Université Clermont Auvergne (UCA), Dany Gaillon, Psychologue (Cnam), Thierno Bah Maître de conférences en Sciences de gestion, Université de Rouen Normandie

Publié le 8 juillet 2021 Mis à jour le 24 mars 2022

Double homicide suivi d’un suicide d’une même famille d’agriculteurs dans la Creuse, suicide d’un maire agriculteur dans le département du Rhône, scandale lié à des déclarations politiques ironisant sur la corde avec laquelle un paysan avait mis fin à ses jours… En ce début d’année 2021, l’actualité médiatique ne cesse de témoigner de situations de détresse dans le monde agricole.

©pixabay

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La surreprésentation du suicide dans ce secteur était d’ailleurs l’objet du rapport Damaisin remis au ministre de l’Agriculture le 2 décembre 2020. Il fait état de 372 suicides d’exploitants agricoles pour la seule année 2015. Cela concerne particulièrement des hommes de plus de 45 ans, travaillant dans les exploitations d’élevage consacrées à la viande bovine, un métier souvent exercé par nécessité et non par choix.

Aujourd’hui au nombre de 440 000, les exploitations agricoles sont 4 fois moins nombreuses qu’il y a 40 ans. Le monde paysan a connu de profonds bouleversements sur la même période et, prisonnier de multiples paradoxes, l’exploitant a de plus en plus de difficultés à exercer son métier pour différentes raisons.

Comment expliquer cette surreprésentation des agriculteurs dans les statistiques du suicide ? À partir d’une revue de littérature, de témoignages présents sur le web, et d’échanges réalisés en juin 2020 avec une psychologue animatrice de groupes de paroles dans une mutualité santé agricole, nous avons produit une synthèse des composantes de ce mal-être structurel qui dure depuis plus de 50 ans.

Souffrance et dépendance

Il ressort d’abord de notre analyse qu’il existe chez les agriculteurs un sentiment de ne pas maîtriser son propre destin, verrouillé par un marché agricole faussé par des aides publiques. L’un d’entre eux confiait à la psychologue en juin 2020 :

« Je souhaite disparaître. Ça pourra mettre fin aux problèmes. »

Le développement du secteur s’est adossé à la mise en place d’un marché commun agricole avec la politique agricole commune (ou PAC). Cette entrée de l’agriculture dans une économie d’échanges, où il faut amortir et rentabiliser les machines, requiert très souvent d’agrandir la surface de l’exploitation. Cela engendre endettement et modification des conditions de travail.

Les directives européennes en référence à la PAC soutiennent, certes, l’ensemble des filières agricoles et orientent les aides en faveur de la performance à la fois économique, environnementale et sociale des territoires ruraux. Cette programmation se fonde sur un budget important.

Cela rend néanmoins les agriculteurs de plus en plus dépendants des instances européennes. Dans ce contexte, les processus de précarité et de marginalisation s’installent et cela engendre des inégalités de revenus, de niveaux de vie, de statuts, de fiscalité ou bien encore de conditions de travail. La sécurité sociale des agriculteurs, la santé économique de l’exploitation ou de l’entreprise agricole, voire son insolvabilité, reste souvent la principale source de souffrance des agriculteurs selon la Mutualité sociale agricole.

Liasse administrative et épuisement

Les aides ne vont pas d’ailleurs sans contrainte bureaucratique. Il en résulte un sentiment de harcèlement par l’administration, les assurances ou les banques qui apparaissent déconnectées de la réalité de l’activité des principaux intéressés. En juin 2020, la psychologue peut entendre :

« Je ne décroche plus le téléphone. Je ne reçois des appels que de mon banquier. »

Des propos qui font écho à ceux que l’on peut entendre dans les médias :

« On est sans arrêt en train d’être harcelés. Sans arrêt. Et, personne ne nous comprend. Vous pouvez vous faire hospitaliser, personne ne comprendra. » (TF1, mars 2021)

Cela concerne moult procédures : obligation de déclaration, formalisation de dossiers PAC (Politique agricole commune) pour les aides, contrôles à préparer et à subir, mais aussi l’ensemble des normes à respecter dans la réalisation de la production agroalimentaire, la mise en œuvre d’un processus de traçabilité, les réformes sociales à prendre en considération et bien d’autres choses encore.

À cela s’ajoute, un environnement mouvant et en constante évolution pour lequel il est nécessaire de rester en veille. Alors qu’une liasse administrative peut faire basculer l’existence d’une exploitation et de la famille qui lui est liée, un phénomène météorologique pourra agir de même et s’ajouter aux difficultés de prévoyance.

Les agriculteurs et leur famille témoignent également d’un sentiment d’épuisement auprès de la psychologue :

« Je ne dors plus. »

« Mon mari ne se sépare pas de son fusil. Je pleure en cachette. »

Les agriculteurs interrogés dans les médias abondent dans le même sens :

« On ne respire pas. C’est 7 jours sur 7, non-stop. » (TF1, mars 2021)

Un autre témoigne également :

« C’est une spirale qui vous entraîne […] de plus en plus fort, jusqu’au moment où pouf vous tombez, c’est fini. Et aujourd’hui, il y a toujours une fatigue, une hyper sensibilité… » (France 3 Bretagne, juin 2019)

Cet épuisement est en partie lié avec les exigences que requièrent le travail des champs et l’élevage. En effet, d’après l’Insee, les agriculteurs affichent un temps de travail hebdomadaire bien supérieur à celui de l’ensemble des personnes en emploi.

En 2019, pour leur emploi principal, les exploitants agricoles ont déclaré une durée habituelle hebdomadaire de travail de 55 heures en moyenne, contre 37 heures pour l’ensemble des personnes en emploi. Du fait d’un nombre réduit de congés, leur durée annuelle effective excède plus encore celle de l’ensemble des personnes en emploi.

Isolement social et géographique

Dans ces conditions, la frontière entre vie professionnelle et vie personnelle s’avère difficile à respecter. D’autant que le travail agricole ne s’arrête pas le week-end et même parfois la nuit.

Ce sentiment d’épuisement semble d’ailleurs accentué par le fait que l’exploitant agricole a la perception de ne pas être rémunéré à sa juste valeur. La balance contribution/rétribution ne lui paraît pas équilibrée. Ses revenus hors aides sont en berne, en partie à cause de la guerre des prix des acteurs de la grande distribution qui a fait l’objet du rapport Papin, remis le 25 mars 2021 par l’ancien dirigeant de Système U aux ministres de l’Économie et de l’Agriculture.

La suractivité professionnelle alimente par ailleurs un sentiment d’isolement à la fois social et géographique. La psychologue ressemble parfois au seul interlocuteur avec lequel la parole peut se libérer :

« C’est très dur la vie. Je ne peux pas parler avec ma famille, ils ne sont pas des agriculteurs. »

« Je travaille du matin au soir. Pas le temps pour moi. »

« Je ne sors plus. »

D’autres propos, entendus dans les médias, témoignent de cette détresse :

« On essaye de demander de l’aide, et… vous êtes seuls au monde. Il n’y a plus personne qui répond présent, ou alors on vous dit de vous débrouiller. » (France 3 Nouvelle-Aquitaine, septembre 2019)

Alors que l’ampleur du travail offre moins de temps à consacrer à des préoccupations personnelles, l’exploitant agricole, souvent éloigné des lieux de sociabilité, ne bénéficie pas de la proximité de lieux de ressources par exemple des cabinets médicaux ou des hôpitaux, des commerces ou des lieux de loisirs.

Cela n’est pas sans répercussion sur la vie de famille. Dans une société de consommation voire d’hyperconsommation, ce comportement atypique peut engendrer un motif de rupture avec un conjoint (même si le taux de séparation est plus faible que la moyenne chez les agriculteurs) et surtout avec les enfants dont les aspirations sont différentes, entraînant encore davantage l’exploitant agricole dans une spirale de l’isolement.

Jugée, dénigrée, déconsidérée

Ce dernier point rejoint de façon plus générale un sentiment d’agribashing, d’être systématiquement dénigré et désigné coupable en particulier des maux environnementaux. Ces divers témoignages l’illustrent parfaitement :

« On va [attaquer l’agriculteur pour le bruit, la nuisance, le bruit des animaux, pour les odeurs. » (RMC, août 2020)

« Certaines vidéos ont été prises dans des élevages, pas loin de chez nous. En fait, c’était des montages. Ça n’a jamais été vrai, mais une fois que la vidéo est passée… heu, le démenti, personne ne le voit. Et, c’est vraiment ce qui est dommage aussi. » (CNews, janvier 2020)

« C’est trop facile de stigmatiser notre profession au détriment de tout le reste. » (France 3 Nouvelle-Aquitaine, septembre 2019)

Il est certain que ce phénomène d’étiquetage de la population agricole renforce le sentiment d’abandon ou de dévalorisation du milieu rural. À l’heure des réseaux sociaux, la profession se pense incomprise, jugée, dénigrée, déconsidérée.

La représentation collective de cette population de travailleurs reste stéréotypée et accompagnée de préjugés négatifs forts malgré une image qui semble s’améliorer auprès de la population.

Histoire d’héritage

Le dernier élément que nous mettons en avant a trait à l’histoire du sujet et son rapport à l’exploitation. La psychologue entend :

« Je me dis, si ça n’a pas marché, c’est de ma faute. Ça, on ne peut pas se l’enlever. »

« Je préfère me taire et ne pas parler de mes soucis. »

D’autres témoignages dans les médias confirment de l’existence de ce silence omniprésent :

« Dans le système agricole, personne ne dit rien. Tout le monde garde sa misère. » (TF1, mars 2021)

Les représentations du monde agricole font valoir une certaine dureté, en prise avec des normes masculines ou de virilité. Il existe une honte, une culpabilité à dire que l’on est en difficulté. Les hommes n’arrivent pas toujours à demander de l’aide ou exprimer leur fragilité perçue comme un signe de faiblesse.

Le sentiment de culpabilité se trouve même décuplé lorsque nous sommes sur une affaire familiale, léguée sur plusieurs générations. Le poids de l’héritage peut amener à un véritable mutisme de la part de l’individu exploitant et le conduire même parfois à cacher l’état réel de l’affaire.

Rendre pérenne l’exploitation est en effet souvent perçu comme un devoir par l’exploitant dont les ascendants se sont sacrifiés pour conserver et transmettre l’exploitation. Par ailleurs, l’absence de repreneur, notamment d’enfants absents ou désintéressés, peut, chez certains agriculteurs, remettre en cause le travail d’une vie, voire des générations précédentes. Le regard familial et social peut être très lourd dans un territoire où tout se sait et tout se voit.

Afin que le chiffre des 372 suicides ne reste pas une simple statistique, il semble ainsi nécessaire d’agir sur l’ensemble des dimensions visitées dans cet article. D’autant que de nombreux professionnels de la santé mentale expliquent que la période actuelle semble particulièrement propice à une hausse du taux de suicide.


Remerciements à Maria Lefebvre, psychologue intervenante pour la MSA en Normandie auprès d’un groupe de paroles entre 2013 et 2019.The Conversation

Pierre Chaudat, Maitre de Conférences HDR, IAE Clermont Auvergne - School of Management, Université Clermont Auvergne (UCA); Dany Gaillon, Directeur des Etudes, Psychologue, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) et Thierno Bah, Maître de Conférences en sciences de gestion, Université de Rouen Normandie

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.


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